Faux départs:

deux épisodes dans les sciences humaines

(des précurseurs de cette communication ont été prononcés
dans le Centre culturel français à Khartoum, 1971 [en français];
à la Kong Kong Philosophy Society, 1987;
au département de Philosophie, Virginia Polytechnic and State University, 1991;
communication revisée à Oxford, 2017;
recherches originales vers 1964)









introduction:
l’épidémiologie de certaines idées

Je présente ici deux départs. D’abord, un lancement de l’anthropologie sociale en 1800. Malgré son lancement, nous verrons cette science s’évanouir dans l’espace de cinq ans. Il faudra attendre bien plus d’un siècle pour voir son relancement. C’est dans ce sens que le premier épisode que je vais raconter est un faux départ. Et deuxièmement, un lancement de la psychologie. Ce dernier, tout en ayant sa part dans l’histoire de la psychologie, donna un rôle fondamental à l’introspection. Par conséquent les psychologues scientifiques de nos jours pourraient le considérer comme un faux départ.

Alexander Pope

Notons que ces départs se situent dans le contexte d’autres départs dans les sciences humaines, qui commençaient alors à prendre forme. Plus de soixante-cinq ans auparavant, Alexander Pope avait écrit ses fameux vers prophétiques :

« Know then thyself, presume not God to scan;
The proper study of mankind is man » .

« apprens-donc à te connoitre toi-même, et ne présumes point de développer la Divinité.
L’étude propre de l’homme, est l’homme » .

Dan Sperber

En décrivant ces épisodes, je suis endetté au modèle épidémiologique de la culture humaine développé par Dan Sperber. Dans ce modèle nos pratiques et nos idées se développent, se propagent, prévalent, s’éteignent d’une façon comparable à celle attribuée par les épidémiologistes à la fréquence et la distribution des maladies dans des populations : il n’y a pas un seul mécanisme en jeu — il y en a maints qui diffèrent beaucoup entre eux. Si donc nous cherchons à comprendre pourquoi différentes initiatives scientifiques réussissent ou n’aboutissent à rien, il faut éviter de chercher un mécanisme maître. Ici je fais bref emploi de divers genres d’explication, suivant le cas. Notons aussi que la division même du terrain entre différentes sciences humaines telles « l’anthropologie sociale » ou même « la psychologie » ne doit pas être vue comme une donnée irrécusable (voir ma communication Nomads).

mise en scène

Le projet d’une « science de l’homme » vit le jour au XVIIIème siècle. La « philosophie naturelle » — voire les sciences naturelles — avait triomphé sur les plans pratiques et théoriques. La phrase-clef au début d’un ouvrage-clef exprime un lieu commun de la pensée du siècle des lumières: « Il semble étonnant que, dans un siècle d’égoïsme, on éprouve tant de peine à persuader à l’homme que de toutes les études, la plus importante est celle de lui-même » . Cet énoncé se trouve au début d’un écrit de 57 pages publié par la Société des Observateurs de l’homme. Ce fut une communication à la société faite par Joseph-Marie de Gérando en 1799 (an VIII).

Baron Jean-Marie de Gérando

Mais le projet d’une « science de l’homme » était problématique. Cette science aurait pu s’appeler « anthropologie » . Mais des idées courantes déjà à l’époque tendaient à imposer une bifurcation entre le physique et le moral, bifurcation qui devait mener à notre trifurcation actuelle entre (1) ethnographie / ethnologie, (2) zoologie historique de l’espèce humaine, et (3) theories philosophiques sur la nature des humains. Cette distinction entre « l’anthropologie sociale » , « anthropologie physique » et « anthropologie philosophique » mérite une critique. Mais ici nous allons investiguer cette fragmentation telle qu’elle s’esquissait en France au tout début du XIXème siècle.



protagonistes

D’abord je présente cinq personnages, très différents les uns des autres, mais qui ont tous joué leurs rôles dans les évènements que je vais raconter. Notons aussi qu’ils étaient tous liés dans un réseau de rapports, soient-ils de collaboration ou de controverse politique, sociale ou intellectuelle. Par exemple, l’un pouvait écrire un conte-rendu ou une critique d’un ouvrage d’un autre, l’un était souvent membre de la même société savante ou de bienveillance qu’un autre, etc. Certains partageaient des liens d’amitié; des fois il y avait entre eux des réserves ou des aversions.

Nicholas-Thomas Baudin

D’abord, Nicolas-Thomas Baudin, capitaine de vaisseau. Né sur l’Île de Ré en 1754, il devint un marin connu pour ses voyages de découverte botanique. Sous l’égide de François I d’Autriche, il voyagea jusqu’en Chine et Malaya, au Cap de Bonne Espérance et aux Antilles. Il laissa sa collection de spécimens botaniques dans les îles de Trinité-et-Tobago. En 1796, parti encore de l’Europe pour les retrouver, ce furent la guerre et la politique qui intervinrent. Les autorités britanniques mirent en question le passeport de son bâteau, et il n’arriva pas à reprendre ses spécimens. Mais Baudin changea deux fois de vaisseau, achetant et renommant un vaisseau anglais capturé, et fit une autre collection importante de spécimens à Porto Rico. Revenu en France, il se trouva empêché par des patrouilles anglaises d’entrer au Havre, mais arriva à jetter l’ancre à Fécamp. Ses spécimens, transportés à Paris à toute vitesse, furent mis en vedette dans la procession des trophées italiennes de Bonaparte en 1798. Un moment grisant: les labeurs guerriers et ses moments héroïques, l’esprit d’aventure, la fierté nationale, l’avancement des sciences ... Baudin était bien placé pour demander l’appui du Ministre de la Marine, du Muséum d’histoire naturelle, et plus tard de l’Institut national pour une nouvelle expédition scientifique destinée au sud et au sud-ouest de la Nouvelle Hollande (Australie), lieux jusque-là peu connus ou inconnus. Dans une lettre à l’Institut, il dit que l’histoire et l’économie politique avaient besoin d’informations plus extensives sur les peuples qui habitaient sous ces cieux, des détails sur leur population, leurs coutumes, leurs formes de gouvernement (mars 1800).

Louis-François Jauffret

Mais comment effectuer ce genre de recherches? Voici notre deuxième acteur: Louis-François Jauffret. Né en 1770, il était le frère cadet d’André, future évêque de Metz. S’étant retiré à Orléans pendant la règne de la terreur, il rentra à Paris, et se fit connaître par ses écrits sur l’éducation. Il fut nommé conseiller scientifique auprès de la Société de l’Afrique intérieure. Par la suite il livra au public un cours sur l’histoire naturelle de l’homme, qui s’occupait de l’anthropologie sociale plutôt que de l’anthropologie physique, mais qui n’était pas basé sur des travaux sur le terrain.

Roch-Ambroise Cucurron Sicard

Il fut avec l’Abbé Sicard, déjà réputé pour son engagement dans l’éducation des sourds-muets, un des fondateurs, en 1799, de la Société des Observateurs de l’Homme. Nous retviendrons par la suite à cette société, dont les membres allaient comprendre notre troisième acteur, Joseph-Marie de Gérando (déjà mentionné), auquel l’Institut venait d’accorder un prix pour son mémoire Des Signes et de l’Art de penser considérés dans leurs rapports mutuels. Cet ouvrage montre son affiliation à la nouvelle orthodoxie philosophique appelé l’« idéologie » . Cette science d’idées sortie de la tradition empiriste se proposait comme la cheville ouvrière de la science de l’être humain. (Notons, pourtant, que le lien étroit entre l’idéologie et la Société des observateurs de l’homme proposé ultérieurement par Copans et Jamin a été mis en question par Chappey.)

Bonaparte, the Italian campaign

Mais quoique de Gérando débuta ainsi, ses intérêts divaguèrent par la suite, surtout quand Bonaparte commença à ne plus favoriser des penseurs de ce genre. Il écrivit une longue histoire de la philosophie, propre à nous faire baîller, il fut aussi l’auteur d’un livre sur les « progrès de l’industrie, considérés dans leurs rapports avec la moralité de la classe ouvrière » . Il fut annobli, et nommé commandeur de la Légion d’honneur ... Mais devant la Société des Observateurs de l’homme il avait parlé aussi de « l’enfant sauvage » de l’Aveyron, ce cas ayant lieu non pas sur les rives lointaines envisagées pour le voyage de Baudin, mais dans les forêts de l’Aveyron.

Maine de Biran

Une de ses connaissances, avec lequel il tenait régulièrement des discussions philosophiques, est notre quatrième acteur. Maine de Biran, qui venait du Périgord. Né en 1766 d’un père médecin, qui dirigea ses premières études, il fut éduqué par la suite dans une école de Jésuites. À l’âge de 19 ans il fut admis à la cour du Roi. Membre de la garde du corps du Roi, il fut blessé au cours de la défense de Versailles en 1789. Pendant un certain temps, son but avait été de travailler dans le génie militaire.

Ce projet ne se réalisa pas. Biran exerça des fonctions officielles sous le régime révolutionnaire, sous le consulat, sous l’empire, et après la restauration, à Bergerac ainsi qu’à Paris. Mais il était moins opportuniste que de Gérando, étant prêt à résister aux excès impériaux de Napoléon, par exemple.

Sénèque Montaigne Rousseau, Jean-Jacques Condillac Charles Bonnet
Francis Bacon John Locke Jean-Baptiste van Helmont Herman Boerhaave Cesare Beccaria

Pourtant, depuis sa jeunesse, ses intérêts principaux portaient sur la philosophie. Il lisait avec avidité Sénèque, Montaigne, Rousseau, Condillac, Bonnet, Bacon, Locke, Van Helmont, Boerhaave, Beccaria. Pendant cette période, il parlait d’une « physique expérimentale de l’esprit » . Il amorça même une traduction de l’ouvrage principal de Beccaria. Il prit note aussi de la comparaison faite par Beccaria entre la gravité dans les sciences physiques et le sexe dans les sciences humaines. Il essayait aussi d’approfondir les recherches de son époque dans les sciences physiologiques. Il écrivait continuellement, mais publia très peu le long de sa vie.

Après sa mort en 1824, des personnages très connus exprimèrent leurs louanges: « notre maître à nous tous » , « le plus grand métaphysicien de notre époque » , etc. Pourtant il n’était guère connu du grand public, mais seulement de quelques amis qui aimer s’asseoir avec lui pour discuter des questions philosophiques, et certains autres qui lisaient et accordaient des prix à des mémoires soumis à l’Institut de France, l’Académie de Berlin, l’Académie royale de Copenhague, et encore certains qui l’écoutaient quand il lisaient ses communications à la Société médicale de Begerac dont il était le fondateur, sur des sujets comme le rêve, la phrénologie, l’inconscient, ou à la société philosophique autour de lui pendant la deuxième décade du XIXème siècle à Paris. Ces personnages étaient des philosophes, des scientifiques, des écrivains, des politiques, des hommes de religion, des médecins, des mathématiciens ...

Henri Gouhier

Biran envisageait un grand ouvrage sur les fondements de la psychologie, ou, comme il l’exprimait vers la fin de sa vie, sur l’« anthropologie » . Cette science-mère parmi les sciences humaines préconisait peut-être un quatrième élément à la trifurcation dont nous avons parlé. Mais ce projet ne fut jamais accompli. La remarque d’Henri Gouhier à ce sujet est très juste: « Maine de Biran est l’homme d’un seul livre, et, ce livre, il ne l’a jamais écrit » .

François Péron

Notre cinquième et dernier acteur est un jeune étudiant en médecine, François Péron. Né en 1775, il s’engagea dans l’armée en 1792, perdit son œuil droit au combat, et fut pris prisonnier de guerre par les Prusses en 1793. Relâché en 1795, il commença ses études à Paris juste au moment où Baudin cherchait à faire approuver son expédition en Nouvelle-Hollande. Il rejoignit alors la Sociéte des Observateurs de l’Homme.

épisode I:
La Société des Observateurs de l’Homme

À l’époque de nos acteurs, l’attention des Européens était de plus en plus portée sur ceux qu’on appelle parfois des « peuples primitifs » ou qu’on appellait à l’époque des « sauvages », des « naturels ». Les fins fonds du monde devenaient non seulement des lieux de commerce ou d’aventure, mais des lieux d’ambition et de problèmes coloniaux. Des dilemmes pratiques et moraux ne pouvaient plus être évités. Le mouvement anglais pour l’abolition de l’esclavage était jeune, et son équivalent français plus jeune encore. La publication par Condorcet de ses réflexions sur l’esclavage des nègres était assez récente.

Marquis de Condorcet

Faire face à ces problèmes, manœuvrer à travers ces préjugés, demandait une nouvelle approche. Il fallait écarter les spéculations philosophiques et le pur préjugé : il fallait des enquêtes sur le terrain pour déterminer comment vivent ces sauvages, ces « naturels » : comment ils sont, comment ils pensent, qu’est-ce qu’ils croient ... Jauffret, avec des amis, fonda en décembre 1799 la Société des observateurs de l’homme. Voici l’annonce du Magasin Enyclopédique :

« En prenant le nom Société des observateurs de l’homme, et l’ancienne devise γνῶθι σεαυτόν, Connais-toi toi-même, la société s’est dévouée à la science de l’homme dans son existence physique, morale et intellectuelle; elle a appellé à ses obervations les vrais amis de la philosophie et de la réalité morale, le métaphysicien profond, le médecin pratique, l’historien, l’étudiant de la nature du langage, ... Ainsi l’homme, suivi et comparé dans les différentes scènes de la vie, deviendra le sujet de recherche la plus utile comme elle est sans passion, sans préjugé, sans systématisation excessive. Les Observateurs de l’homme travailleront en bonne foi, et dans l’objectif de recueillir plus de faits. »

Cette société se réunissait régulièrement pour écouter des communications de beaucoup de personnages distingués. Mais la base empirique de ces contributions était souvent faible. Pourtant nous avons vu se préconiser une importante occasion pour des recherches sur le terrain.

Une Expédition en Nouvelle Hollande

carte de la Nouvelle Hollande, 1744

En 1798, le voyage d’exploration proposé par Baudin fut approuvé. L’Institut s’en occupait. En juillet 1800, Jauffret prit la parole auprès de la Société des observateurs de l’homme : « Développer la science de l’homme apportera un nouvel âge dans l’histoire intellectuelle de l’humanité. Pour achever son but, notre société ne doit omettre aucune occasion pour perfectionner l’anthropologie. Il y a une devant nous. Une expédition se prépare sous le capitaine Baudin. Je suis chargé de demander à la société de pourvoir des instructions spécifiques sur les recherches à effectuer sur les êtres humains dans les divers pays que Baudin est chargé de visiter. »

Georges Cuvier

Cuvier, le fameux zoologiste, offrit un mémoire sur l’anthropologie physique, et de Gérando, un de nos acteurs, un ouvrage remarquable sous le titre « Observations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages ».

Cet ouvrage préfigura les méthodes modernes d’observation sur le terrain : l’« observation participante » . De Gérando écrivit : « Comment se flatter de bien observer un peuple qu’on ne sait pas comprendre et avec lequel on ne peut s’entretenir ? Le premier moyen pour bien connaître les sauvages est de devenir en quelque sorte comme l’un d’entre eux ; et c’est en apprenant leur langue qu’on deviendre leur concitoyen ». Il fallait vivre avec le peuple à observer, éviter toute extrapolation de sa propre culture, étudier les sytèmes de parenté du peuple étudié, ses idées et institutions politiques, militaires, économiques, religieuses. Le discours prononcé par de Gérando fut publié par la suite dans un livret de 57 pages.

Émile Durkheim James Frazer Bronislaw Malinowski

En lisant Les Argonautes du Pacifique occidental (1922) de Malinowski nous trouvons le modèle de l’observation participante, ouvrage qui représente une rupture importante avec la pensée et la pratique des prédécesseurs comme Émile urkheim, James George Frazer, ou Marcel Mauss. Il est étonnant de retrouver les méthodes décrites par de Gérando plus de cent vingt ans auparavant suivies sur le terrain par Malinowski.

Or le personnel scientifique de l’expédition de Baudin avait déjà été nommé au moment où de Gérando communiqua ses « Considérations » à la Société des Observateurs de l’homme. Il y aurait une équipe de 22 personnes, des astronomes, des géographes, des zoologistes, des botanistes, des minéralogistes, des artistes, des jardiniers, mais aucun membre chargé des études « anthropologiques » . Hâtivement, Péron fit imprimer un mémoire sous le titre « Observations sur l’anthropologie, la nécessité de promouvoir cette science, et l’importance d’inclure dans l’expédition de Baudin un scientifique ou plus chargés de faire des recherches sur ce sujet. » Ce court mémoire (reproduit dans le livre de Copans et Jamin) ne fait même pas écho des Observations écrites par de Gérando, étant marqué plutôt par le mémoire de Cuvier. Cependant, par la suite, Péron fut choisi pour participer à l’expédition.

Voilà l’anthropologie conçue, et qui va peut-être naître sur le terrain ...

L’Île Maurice

Les explorateurs confrontèrent des problèmes dès la première étape du voyage. Voulant se réapprovisionner à l’Île Maurice, il se virent refuser l’admission au port. Les colons avaient peur qu’ils ne viennent imposer la décision du gouvernement révolutionnaire d’abolir l’esclavage dans les colonies françaises. Les délais importants provoqués par ce problème bouleversèrent l’emploi de temps de l’expédition, et furent la source de maints problèmes ultérieurs.

Geographe Bay & Cap Naturaliste Timor Tasmanie
Tasmanie Port Jackson

Néanmoins, les explorateurs passèrent deux mois en en été au sud du Perth actuel, dans le voisinage de ce qu’on appelle toujours « Cape Naturaliste » et « Géographe Bay » (le cap et la baie ayant été nommés pour les deux vaisseaux principaux de l’expédition de Baudin), presque trois mois dans l’île de Timor, trois mois encore dans l’île de Van Diémen (la Tasmanie actuelle), et six mois encore à Port Jackson (Sydney). L’île de Timor avait était occupée depuis des siècles par des colons hollandais et des colons portugais. Par contre, l’établissement par les anglais de la première colonie en Australie, Port Jackson, fut tout récent, en 1788; les environs de Perth étaient très peu connus aux Européens, et l’île de Van Diémen, découverte par le néerlandais Abel Tasman en 1642 fut visitée de temps en temps par ses compatriotes. Ce ne fut qu’en 1798-9 que Flinders et Bass constatèrent que cette « terre » était une île. Les séjours de l’expédition de Baudin dans ces endroits n’étaient pas très longs: la question se pose alors si Péron a pu quand-même amorcer des recherches ethnographiques sur le terrain?

Malheureusement les observations de Péron sur les « naturels » sont décevantes: elles ne dépassent pas le genre des contes ou anecdotes des voyageurs. Nous n’y trouvons pas une nouvelle science en train de naître.

Tasmanie: L’île Bruny (en rouge) Tasmanie: L’île Maria (en rouge) Antoine de Jussieu

Le capitaine Baudin lui-même, dans une lettre au botaniste et médecin Antoine Jussieu, pouvait écrire d’une façon plus intéressante à propos des habitants de l’île Bruny (à l’est de Tasmanie). Il commença avec des remarques sur la difficulté de faire des jugements à propos du caractère des habitants sur la base de leur comportement envers les visiteurs. Il décrivit leur apparence physique et leurs reactions à différents types de cadeau. Il nota que l’emploi des filets de pêche leur était inconnu, que les armes à feu leur étaient connues, car ils en avaient peur; il nota aussi que c’était les femmes qui travaillaient, par exemple dans la collecte des fruits de mer; il décrivit leurs pirogues et leur mode de construction. Ils se promenaient nus, et les hommes tenaient habituellement leurs prépuces à la main, les rendant par conséquent très longs, leur étonnement à voir des chèvres et des moutons, avec lesquels ils essayèrent d’engager la conversation. Baudin remarque que certains des scientifiques de l’expédition avaient conclu que ces aborigènes prenaient le soleil pour une divinité, mais il pensait que leurs preuves étaient peu solides. Il raconte un incident sur l’Île Maria, une autre île à l’est de Tasmanie: des indigènes avaient fait prisonnier un charpentier de l’équipe pendant qu’il coupait du bois à brûler: ils l’ont mis tout nu, et examinèrent tout son corps minutieusement, après quoi ils le laissèrent libre de se rhabiller et de partir avec son axe. Baudin commenta: « Il serait peut-être aussi intéressant pour la science de l’homme de savoir quelles étaient les pensées du charpentier dans ces circonstancces que de connaître les raisons pour la curiosité des sauvages. »

À Port Jackson (Sydney), l’expédition fut très bien reçue par King, the gouverneur anglais. On s’occupa des malades à l’hôpital, les vivres de l’expédition furent prévus, et les recherches des scientifiques français encouragées.

Philip Gidley King

Pourtant, l’anglais King s’inquiétait à propos des possibles ambitions françaises en Tasmanie (où, en fait, il allait y établir une colonie pénale anglaise quelques années plus tard). Baudin répondit à une lettre de King à ce propos comme suit :

« Je n’ai jamais pu concevoir que les européens ont ou l’équité ou la justice de leur côté quand ils annexent au nom de leurs gouvernements des terres nouvellement découvertes par eux, mais déjà habitées par des hommes qui ne méritent pas toujours l’appelation de “sauvages”. Je n’ai aucune connaissance de prétensions de la part du gouvernement français en regard de la terre de Van Diémen, mais je considère que son titre ne serait pas mieux fondé que le vôtre. »

Et que faisait Péron pendant ces périodes en Nouvelle Hollande ? Est-ce qu’il inaugura l’observation participante sur le terrain ? Nous trouvons très peu de choses à ce sujet, à part ses observations avec le « dynamomêtre » , instrument fabriqué exprès pour l’expédition. Péron essayaient de mesurer la force physique de 85 aborigènes en les comparant avec des sujets français et anglais. Il visait tester l’hypothèse qui la civilisation varie inversement avec la force physique. Sa conclusion négative dans son mémoire intitulé « Expériences sur la force physique des peuples sauvages » ne mérite pas beaucoup d’attention; sauf peut-être sa conclusion :

« J’ai prouvé que la question de la force physique des peuples ... n’est pas aussi simple qu’on aurait pu le croire d’abord ... la question que je viens de traiter est bien loin de pouvoir être résolu d’une manière générale ... il me suffit d’avoir le premier ouvert la carrière de l’observation et d’avoir opposé des expériences directes ... à cette opinion trop communément admise, trop dangereuse peut-être, et bien certainement trop exclusive, de la dégénération physique de l’homme par le perfectionnement de la civilisation ».

Nous apprenons ce que Péron faisait vraiment pendant le séjour à Port Jackson des preuves datant d’un an et demi plus tard, à la fin de 1803. L’expédition fut de retour à l’Île Maurice, après un voyage difficile. Beaucoup de membres de l’expédition y trouvèrent ou avaient déjà trouvé la mort, y compris le capitaine Baudin, et cinq des scientifiques. Onze autres des scientifiques avaient abandonés l’expédition avant, à l’Île Maurice ou à Timor. Mais Péron était toujours vivant, et prit l’occasion d’écrire à un des généraux de l’empéreur, le comte Decaen, capitaine-général des possessions françaises à l’est du Cap de Bonne Espérance, qui se trouvait alors à l’Île Maurice.

Decaen

Dans un long rapport, Péron écrit comme suit:

« Toujours conscient de ce qui pourrait humilier le rival éternel de notre nation, le premier consul tout de suite après la révolution du 18 brumaire décida notre expédition. Son but réel et officiel était trop important pour ne pas le cacher à tous les peuples européens, et en particulier au cabinet de St James; il fallait une approbation universelle, et dans ce but il était essentiel pour nous de paraître complètement indifférents aux enjeus politiques, et de ne montrer notre intérêt que pour des collections d’histoire naturelle. Mais il était loin de notre vrai but de nous limiter à ce genre de travail, et si j’avais l’espace, il serait très facile, citoyen capitaine-général, de vous montrer que toutes nos recherches d’histoire naturelle, vantées avec une telle ostentation par le gouvernement, n’étaient tout au long que le prétexte de son entreprise. Donc cette expédition était dans son principe, dans son objet, dans son organisation une de ces conceptions brillantes qui sont à la gloire éternelle de notre gouvernement actuel. »

Après des attaques incontrôlées et inexactes sur le capitaine Baudin, qui était déjà mort, comme un incompétent, Péron continue : « Vous m’avez demandé de vous transmettre les informations que j’ai pu recueillir sur la colonie de Port Jackson. »

Il continue en donnant un rapport très détaillé, avec des cartes et des dessins, et conclut ainsi :

« Je dois me contenter de déclarer que je partage l’avis de tous ceux de mes collègues qui se sont particulièrement occupés de l’organisation de cette colonie, qu’il faut la détruire aussitôt que possible ... »

Nous apprenons donc pourquoi Péron ne poursuivait pas le genre de travail sur le terrain envisagé par de Gérando pendant le séjour de l’expédition à Port Jackson. Il occupait occupait son temps à espionner. Jorion [1980, p. 94] suggère que je suis chauvin en parlant de l’espionnage de Péron. Cette accusation n’est pas fondée. La question qu’il faut poser est la suivante : pourquoi l’observation participante sur le terrain envisagée par de Gérando n’eut pas lieu ? Et la réponse est que Péron préférait préparer son rapport recommendant la destruction de la colonie de Port Jackson. Ce fut une faillite poignante, surtout que le contexte de ce rapport était les ambitions coloniales de la France à un certain moment. Nous avons déjà remarqué le point de vue de Baudin exprimé à King : « Je n’ai jamais pu concevoir que les européens ont ou l’équité ou la justice de leur côté quand ils annexent au nom de leurs gouvernements des terres nouvellement découvertes par eux, mais déjà habitées par des hommes qui ne méritent pas toujours l’appelation de “sauvages” ». Me prononçer ainsi n’est pas prendre position dans une ancienne guerre, mais offrir une explication partielle de l’évanouissement d’une nouvelle science. Il est difficile de déterminer si Péron fut vraiment nommé à l’expédition dans un but caché militaire, comme Péron l’implique. Quatre ans plus tard, il écrivit tout autrement des intentions de Napoléon :

« Sur les rives lointains que nous devions visiter habitaient des gens intéressants à connaître ; le premier consul voulut que nous, représentants de l’Europe devant ces êtres oubliés, parussions parmi eux comme des amis et des bienfaiteurs. »

Dans tous les cas, ce n’est pas entre les mains de Péron que l’anthropologie sociale du prendre son essor. Le compte-rendu de l’expédition en quatre tomes dont il était le co-auteur ne contient rien qui correspond aux instructions données par de Gérando.

Pendant l’expédition les Observateurs de l’homme avaient continué leurs rencontres. En septembre 1802, Jauffret, en parlant des « tribus qui méritent si peu le mépris que nous avons pour elles » , dit: « Il y avait une époque quand le désir d’observer l’homme ne comptait pour rien dans les expéditions sponsorées par le gouvernement. Quant aux expéditions commerciales, leur seul but étaient de propager nos vices, et faire dishonneur à l’humanité. La fin du XVIIIème siècle ouvrit un nouveau chemin, et des correspondants de la société sont allés étudier l’homme dans le vaste théâtre de l’univers. »

Jauffret mentionne le mémoire livré par de Gérando, et continue:

« Ce fut la tâche de la société de creuser les premières fondations d’une entreprise dont on ne peut méconnaître l’importance, et dont le succès va toujours aller en s’accroissant. »

Trois autres projets empiriques furent mentionnés pendant cette séance des Observateurs : —l’observation de six ou huit sourds-muets des leur naissance;
—accorder un prix pour le meilleur essai sur la question quelle est l’influence de différentes professions sur le caractère de ceux qui les exercent; et
—persuader le gouvernement d’approuver le plan suivant : faire des observations détaillées pendant douze à quinze années de quatre ou six enfants, un nombre égale de chaque sexe, gardé depuis leur naissance dans le même enclos loin de toute institution sociale et laissés pour le développement des idées et du langage au seul instinct naturel.

Je n’ai trouvé preuve d’aucun des ces plans par une suite.

La Société fléchissait; une satire anonyme fut publiée en 1803 sous le titre « Rapport d’une séance de la Société des observateurs de la Femme ». Pendant la séance imaginée par le satiriste, un prix fur accordé pour le meilleur essai sur le thème « apologie pour l’esclavage des femmes ». Il y eurent 468 mauvaises réponses, et le prix fut accordé au pire écrit par un planteur de la Jamaïque, Dominique Hangman, dont l’essai portait l’épigraphe : « L’esclavage des femmes est justifié par des raisons aussi bonnes que celles pour esclavage des nègres. »

Avant que l’expédition Baudin ne retourne en France en 1804, le premier consul Bonaparte était devenu l’empereur Napoléon. Et l’empereur avait mis de côté ses ambitions coloniales; en plus les intellectuels n’étaient pas à son goût. Au moment ou le Géographe accosta au Havre, Jauffrait composait une flagornerie expirante :

« Vu que la fondation de cette société date aux premiers mois pendant lesquels les reines du gouvernement furent confiées aux mains qui assuraient à la France une prospérité sans limites;

et vu que depuis ce moment elle n’a pas cessé de professer ouvertement ces principes dont elle a trouvé les bases dans l’étude la plus approfondie du bien-être du cœur humain et de léordre social, et qui ont finalement prévalu pour le bien-être de l’État;

et vu que c’est surtout en offrant au public le premier volume de ses mémoirs qu’elle doit donner une preuve claire de son dévouement respectueux et son admiration élevée pour l’auguste personne de Napoléon;

la Société décrète qu’une approche sera faite à sa Majesté Impériale pour lui demander la permission de lui dédicacer les mémoires de la Société, et d’adopter le titre Société Impériale des observateurs de l’homme. »

Après ce document, je n’ai plus trouvé de trace de la Société. Baudin était mort, Péron était autrement occupé, Jauffret, ne trouvant pas d’emploi, se retira à Marseille et trouva enfin un poste comme directeur d’un musée.

Et de Gérando, que devenait-il ? En 1803 il publia un compte rendu favorable d’un ouvrage en cinq tomes sur des colonies françaises par Malouet, dans lequel il cita avec approbation un passage recommandant la neutralité des colonies pendant les périodes de guerre. La raison donnée par Malouet pour cette recommendation est que s’il s’agit d’une colonie « à manufacture exploitée par les noirs »,

il y a un risque grave : « que si je vous oblige à armer [vos esclaves], c’est une mesure extrême qui peut tourner à mon préjudice comme au vôtre. Je deviens, contre mon propre intérêt, l’auxiliaire d’un ennemi commun. »

La France venait d’abroger le decret qui avait aboli l’esclavage. De Gérando n’allait pas contester cette décision. Il est pourtant difficile de reconcilier son approbation du conseil de Malouet avec les idées qui semblaient animer son ouvrage sur les recherches sur le terrain en anthropologie écrit trois ans auparavant.

Sainte-Beuve

Sainte-Beuve devait commenter plus tard sur de Gérando:

« Il y a des esprits essentiellement mous comme Degérando ... : ils traversent des époques diverses en se modifiant avec facilité et même avec talent mais ne demandez ni à leurs œuvres, ni à leurs souvenirs, aucune originalité; ils versent sur tout une teinte monotone et fade, et ne savent en rien marquer les temps auxquels ils ont assisté ... L’image n’est pas belle, mais ces sortes d’esprits ne sont pas seulement mous, ils sont filants comme le macaroni, et ont la faculté de s’allonger indéfiniment sans rompre. »

Ce jugement non pas sans fondement est néanmoins trop sévère, car la communication que de Gérando a faite sur l’observation des peuples sauvages fut importante, et si Jorion a raison, servit de modèle pour les instructions générales aux voyageurs publiées dans le premier numéro des Mémoires de la Societé d’Ethnologie in 1840, qui étaient elles-mêmes les ancêtres des manuels modernes d’Ethnographie : Notes and Queries.

Donc notre premier épisode montre un surgissement d’intérêt dans la science de l’homme, et l’anthropologie sociale en particulier, et un projet spécifique de poursuivre ce travail sur le terrain en Nouvelle Hollande. Mais ce projet ne réussit pas. Il serait insuffisant d’attribuer cette faillite au seul caractère de Péron. D’autres facteurs étaient aussi en jeu, facteurs politiques autant qu’idéologiques, y compris l’idéal courant en Europe à l’époque qu’il y avait, ou devait y avoir une coïncidence entre le vrai et l’utile ...



épisode II:
Maine de Biran: un voyage inachevé



L’approche extérieure à la science de l’homme, donc, rencontra un revers. Tournons à présent notre attention à une approche intérieure.

Les voyages de Maine de Biran ne le faisaient pas traverser des océans, ni visiter des pays lointains. Ses voyages s’effectuaient plutôt — nous nous servons de sa propre image — dans les mers souterraines de l’esprit humain. Il se demandait si un jour un nouveau Christophe Colomb devait tracer ces mers. D’après lui c’était à la psychologie de tenir le rôle fondamental parmi les sciences humaines, et — en plus — que la base (mais évidemment non pas l’entièreté) de la psychologie devait se trouver dans notre connaissance intime de notre propre vie mentale et de ces opérations.

John Locke

D’s il s’aligna avec Bacon, les empiristes britanniques, et leurs successeurs français du dix-huitième siècle. Il lui semblait évident que cette tradition avait effectué de vraies avances dans notre compréhension de l’être humain. Prenons, par exemple, le cas du langage. Locke avait conclu que la fonction du langage était de communiquer des idées, qui existaient avant lui, et pouvaient exister sans lui.

Etienne Bonnot, abbé de Condillac

Son successeur français, Condillac, par contre, tout en maintenant en général le point de vue empiriste traditionnel, pensait que c’était le langage qui transformait la sensation en idée. Le langage de la douleur, par exemple, serait une extension de l’expression naturelle de la sensation de douleur : l’idée de douleur c’est ce qu’on a quand on peut en parler. Biran approuvait cette analyse tout en voulant l’élargir. Le modèle empiriste de l’esprit chez Condillac restait essentiellement passif. Il pourvoyait ce qu’il fallait pour comprendre nos réactions; mais rien pour accommoder nos actions.

D’après Biran, notre expérience de l’activité voulue était un fait; un fait qui constitue le point de départ fondamental de la psychologie, et donc pour les sciences humaines en général.

Biran tiendra toujours à cette idée de base. Bientôt après les remarques faites par de Gérando à propos du rôle essentiel du langage dans le travail sur le terrain de l’anthropologue, Biran devait s’adresser à un point similaire en psychologie. Il fit une distinction entre les habitudes passives et les habitudes actives. Notre emploi du langage ferait emploi des habitudes actives, demandant du travail de notre part, nous permettant de faire des distinctions, de reconnaître, de faire des jugements. Donc même le fait de s’apercevoir de quelque chose, d’après Biran, ne devrait pas être analysé de la façon que nous trouvons chez les anciens empiristes; il faut l’interpréter comme un acte, et un acte qui implique nos habitudes de langage.

Johann Heinrich Pestalozzi

Au moment de la demise de la Société des observateurs de l’homme, les intérêts de Biran s’élargissaient. Il s’intéressait à la physiologie, à la pédagogie, aux rêves, à l’inconscient. Il inaugura une société médicale à Bergerac en vue de discuter certains de ces sujets, et fonda une école sur les principes développés par Pestalozzi. Nous avons un échange de lettres entre Biran et Pestalozzi, et Biran fit venir de la Suisse à Bergerac un élève du pédagogue comme enseignant.

Pendant cette période, à partir de 1805 environ pendant six ou sept ans, il poursuivait principalement la proposition que la psychologie devait s’occuper du rôle du corps non pas dans la perspective dualiste traditionnelle, mais au niveau de son mélange avec notre vie mentale dans sa sous-couche. Cette sous-couche, inadmissible du point de vue cartésien qui ne veut pas reconnaître des phénomènes mentaux inconscients, était la base de notre vie consciente de tous les jours, et devait lui pourvoir, pour ainsi dire, ses matériaux.

Biran quitta Bergerac en 1812, ayant été élu député. Il alla à Paris pour assumer ses devoirs, et se trouva dans un milieu intellectuel actif. Ces nouveaux contacts, ainsi que des problèmes qu’il commençait à se poser à la suite de certains dévéloppements dans ses propres idées, firent que Biran commença à s’intéresser pour la première fois à certaines questions métaphysiques sur la substance et l’existence qu’il avait écartées auparavant, développant ainsi un intérêt croissant pour les idées de Kant et Leibniz, sa pensée antérieure ayant été plus purement phénoménologique. Dans cette approche, nous considérons notre expérience, nous en faisons des abstractions, nous les rangeons, nous essayons de montrer ses structures sous-jacentes, et la métaphysique reste un non-terrain. Néanmoins, plus tard Biran concluait que certaines questions métaphysiques se posaient comme une suite inévitable des ses propres réflexions antérieures. Il ne pouvaient plus les écarter.

Pendant ses dernières années, à partir de 1818 approximativement jusqu’à sa mort en 1824, Biran s’intéressait aussi à des questions religieuses, mais cela toujours dans le contexte de son travail en psychologie. Il y avait notre vie consciente; il y avait sa sous-couche sous-consciente organique; est-ce qu’il y aurait aussi une sur-couche ? Est-ce que notre vie consciente était touchée et formée non seulement par notre vie corporelle mais aussi par un ordre divin ?

Pourtant, pendant tous ces développements dans ses idées, la position de base de Biran restait inchangée.

La psychologie était la science fondamentale de l’homme. La psychologie était une science empirique dans tous les sens. D’abord elle s’appuyait sur la réflexion ou l’introspection, car là seulement se trouvaient les faits fondamentaux d’expérience qu’il fallait examiner et tester. Mais il fallait faire appel aussi à maintes autres espèces d’invetigations. Biran envisagea et dressa un projet d’enquête pour les sciences de l’homme, montrant comment la psychologie devait être leur fondement et leur co-ordinatrice; et comment toutes les autres investigations auraient leur place. La science de l’homme, malgré des multifurcations, devait garder une certaine unité.

Pourtant Biran ne termina jamais son ouvrage-clef. En fait, ce fut seulement au tout début du vingt-et-unième siècle, presque deux siècles après sa mort, que la première édition érudite de son œuvre fut finalement terminée.

Marquis de Sade Antoine-Athanase Royer-Collard

Vous pourriez donc conclure que le projet de Biran fut mort-né, comme celui de de Gérando. Mais vous auriez tort. Biran écrivit un long essai pour son ami Antoine-Athanase Royer-Collard (frère du philosophe Pierre-Paul), basé sur un ouvrage antérieur sur les rapports du physique et du moral de l’homme, pour aider Royer-Collard dans la préparation d’une série de conférences sur les désordres mentaux qu’il devait prononcer à l’asile de Charenton, cet asile innovateur dont le chef était Pinel, et où Antoine-Athanase Royer-Collard devait devenir médecin en chef, et où le Marquis de Sade fut incarcéré. Un extrait avec commentaire de cet essai de Biran parut dans le deuxième numéro des Annales Médico-psychologiques. Donc nous pouvons démontrer une influence réelle des idées de Biran dans l’histoire de la science de psychologie. Pourtant, le travail de Biran resta inachevé.

J’ai déjà offert ou indiqué une esquisse d’explication de la faillite du projet conçu par de Gérando en termes socio-historiques. Pourrait-on trouver une explication psychologie pour la faillite de Biran, qui n’a pas terminé son grand ouvrage ? Une telle tentative, quoique possible, créerait une fausse symmétrie. Mais Voutsinas, en effet, a soutenue une telle thèse. D’après lui la mort de Biran était une espèce de suicide narcissiste. Cette spéculation me semble par trop fantaisiste.

Préferons des explications plus simples. Comme il arrive souvent quand un philosophe se heurte à des questions difficiles, les prises de vue de Biran changeaient et se développaient. Certainement il visait un grand ouvrage définitif. Mais s’il ne l’a pas terminé, c’était parce qu’il n’arriva que rarement, voire’, jamais à juger suffisament définitif un manuscrit en face de nouvelles questions qui se posaient et de nouvelles idées qui s’imposaient. Nous savons, pourtant, que plusieurs fois il se jugea tout près d’achever sa tâche. Finalement, ajoutons que le curriculum des sciences humaines élaborée par Biran et son tentatif contre leur multifurcation constituèrent un projet qui de sa nature demandait le genre d’effort collaboratif d’un réseau de personnes avec des intérêts et des activités connexes, réseau qui existaient trop brièvement et trop précairement pour l’anthropologie conçue par de Gérando et trop incomplètement pour les science humaines envisagées par Maine de Biran.





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(ces sources ne sont pas toutes mentionnées dans le texte de cette communication)

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remerciements

à
Isaiah Berlin
E.E. Evans-Pritchard
Henri Gouhier
Godfrey Lienhardt
Alan Montefiore
Leïla Moore
Dan Sperber